Publié le mardi 11 février 2025 dans « Références »
Il est des romans qui nous happent, qui nous aspirent comme un tourbillon vers des sphères inconnues, où la réalité se dissout pour laisser place à un entre-deux, un no man’s land vibratoire où le tangible et l’immatériel se confondent. Matriochkas de Simon Laroche est de ceux-là. Ce roman, oscillant entre le réalisme magique et l’exploration des limbes, nous plonge dans l’expérience de mort imminente (EMI), cet instant suspendu où l’âme semble quitter son enveloppe charnelle pour s’aventurer vers l’indicible. L’auteur tisse un récit envoûtant, mêlant le visible et l’invisible, où chaque scène est imprégnée d’un mystère profond et captivant.
Dans le tumulte des époques et des souvenirs, Matriochkas nous offre une plongée vertigineuse dans l’histoire de Poupée, une jeune acrobate du cirque Big Eye Circus, dont la chute tragique sur la piste dorée d’un chapiteau marque l’instant où sa conscience bascule vers un ailleurs insaisissable. Ce moment est l’épicentre du roman, le point de rupture où la matière se déchire pour laisser place à l’inconnu. La description de cet instant est d’une intensité saisissante, où chaque détail sensoriel est minutieusement retranscrit, nous plongeant dans un état de suspension hors du temps.
Dès lors que Poupée quitte son corps, le récit s’emboîte comme les fameuses poupées russes qui donnent leur nom au livre. Un jeu de poupées gigognes, où chaque souvenir, chaque réminiscence, vient s’encastrer dans la précédente, remontant le fil d’une généalogie tragique et mystérieuse. À travers ce prisme narratif, l’auteur explore la question du destin et des héritages invisibles qui façonnent notre existence. L’expérience de mort imminente de Poupée ne se résume pas à un simple passage dans un tunnel de lumière : elle devient un véhicule, un instrument de révélation, où chaque sensation est amplifiée par une lucidité nouvelle et presque surnaturelle.
Nous suivons son errance spectrale, une traversée vibratoire où elle assiste, d’un regard désincarné, à la détresse de sa mère adoptive Katerina et de sa sœur de cœur Amberlie. Elle entend leurs pleurs, ressent leur chagrin, mais aucune parole ne franchit le seuil invisible qui la sépare d’eux. Cette impuissance à interagir avec le monde terrestre accentue le caractère troublant de son voyage. Puis, une force délicatement impérieuse l’entraîne ailleurs, vers un lieu où le passé et le présent s’entrelacent. Cette transition est décrite avec une fluidité envoûtante, où le rêve et la mémoire s’entremêlent dans un ballet hypnotique.
Dans l’entre-monde où elle se trouve, Poupée se voit offrir un précieux cadeau : celui de la mémoire. La sienne, mais aussi celle de ceux qui l’ont précédée. Loin d’être une simple rétrospective, cette plongée dans le passé devient une quête existentielle, où chaque révélation apporte une pièce supplémentaire au puzzle de son identité. Elle découvre les souvenirs enfouis de ses grands-parents, Misha et Alisa, jeunes amoureux arrachés l’un à l’autre dans l’enfer de la Seconde Guerre mondiale. Stalingrad, 1942. Le chaos, les balles sifflantes, les rires volés, les promesses murmurées entre deux bombardements… et la fuite d’Alisa enceinte, poussée par l’instinct vital.
Ce fragment d’histoire n’est qu’un des nombreux morceaux de puzzle qui lui sont révélés. D’autres vies s’entrelacent, d’autres drames s’inscrivent sur la toile de sa conscience. Ce procédé narratif crée une profondeur émotionnelle saisissante, où l’expérience individuelle de Poupée devient le miroir d’un passé collectif. Elle comprend alors que son EMI n’est pas une errance, mais une quête. Elle doit apprendre qui elle est, découvrir l’héritage invisible qui lui a été transmis, comprendre pourquoi elle porte ce grain de beauté à la gorge, identique à celui de son aïeule. Chaque découverte est une nouvelle clé pour appréhender son propre destin.
Parallèlement à son errance entre les mondes, un autre récit s’impose : celui du professeur X, chercheur au CHU de Liège, spécialiste des EMI. Son laboratoire devient le théâtre d’une rencontre décisive avec Amiah, une femme qui, bien que détachée du surnaturel, cherche à comprendre les mécanismes de ces épisodes troublants. Le dialogue entre ces deux personnages est habilement construit, reflétant les tensions entre rationalité scientifique et expérience mystique. Les EMI sont-elles une illusion créée par un cerveau en souffrance, un simple déferlement de neurotransmetteurs en pleine défaillance, ou bien s’agit-il de la preuve d’une conscience qui subsiste au-delà de la matière ?
Ces interrogations scientifiques entrent en résonance avec le voyage de Poupée. Car dans son EMI, tout n’est pas qu’abstraction. Elle reçoit des informations précises, découvre des secrets familiaux enfouis qu’elle ne pouvait pas connaître dans son existence terrestre. L’angle scientifique du roman, loin de briser le mystère, lui confère une profondeur supplémentaire. Matriochkas est un roman qui flirte avec le paranormal sans jamais tomber dans le sensationnalisme, qui questionne sans imposer de réponses, offrant ainsi au lecteur un espace de réflexion libre et nuancé.
L’expérience de mort imminente de Poupée atteint son apogée lorsque la voix de l’ange, ou de la lumière qui l’accueille, lui murmure que son heure n’est pas venue. Elle doit revenir. Et le retour est violent. Une chape de douleur, un fracas d’émotions humaines trop lourdes, le poids d’un corps redevenu tangible. La brutalité du retour contraste avec la douceur de son errance dans l’au-delà, accentuant l’impact émotionnel de cette renaissance forcée. Lorsqu’elle ouvre les yeux, le monde est le même… mais elle, elle a changé.
Dès lors, Matriochkas se transforme en un récit de renaissance. Poupée, marquée par cette expérience bouleversante, revient avec un regard neuf sur son existence. Elle comprend mieux son passé, perçoit différemment ceux qui l’entourent, voit avec une acuité nouvelle les enjeux de son avenir. Cette transformation est décrite avec une justesse poignante, où chaque interaction avec son entourage est empreinte d’une sensibilité exacerbée.
Dans un style poétique et envoûtant, l’auteur nous livre un récit à tiroirs où chaque détail trouve sa place dans une fresque magistrale. Matriochkas ne se contente pas d’explorer le thème des EMI ; il s’interroge sur la nature même de la conscience et sur ce qui nous lie aux générations passées. L’auteur nous invite à un voyage intérieur où la frontière entre le visible et l’invisible devient un terrain d’exploration infinie.
Un roman vertigineux, à l’image de ces instants fugaces où la frontière entre la vie et la mort devient aussi fine qu’un fil de funambule, nous laissant suspendus dans une contemplation fascinée.
Lisez Matriochkas et laissez-vous guider par vos émotions : pleurez… pleurez comme vous n’avez jamais pleuré avant… et comprenez qu’une réalité plus belle nous attend. La mort n’est que le début d’un monde meilleur, celui d’où nous venons, celui dans lequel nous avons toujours été…
Et il est magnifique !
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