Publié le dimanche 30 mars 2025 dans « Genres littéraires »
Le steampunk, ce genre littéraire hybride mêlant rétrofuturisme, esthétique victorienne et machines à vapeur, a su conquérir un lectorat avide d’aventure et d’uchronies mécaniques. Inspiré par une ère où la science et l’industrie révolutionnaient le monde, il propose un univers où la modernité technologique cohabite avec des codes sociaux rigides. Au sein de ces mondes aux engrenages rutilants, les figures féminines occupent une place étonnamment ambivalente, à la croisée du conformisme sociétal et de l’affirmation d’une indépendance souvent refusée aux femmes de l’époque victorienne qui inspire le genre.
Ces héroïnes, qu’elles soient exploratrices intrépides, inventrices de génie ou espionnes de l’ombre, incarnent une double dynamique : d’un côté, elles perpétuent certains stéréotypes de la féminité idéalisée du XIXe siècle, mais de l’autre, elles subvertissent ces rôles pour revendiquer leur autonomie et affirmer leur puissance. Comment ces figures incarnent-elles à la fois les contraintes et les aspirations d’une époque alternative où la vapeur règne en maître ?
Le steampunk s’ancre dans l’imaginaire de l’ère victorienne, période marquée par une rigide stratification sociale et un rôle traditionnellement dévolu aux femmes : celui d’épouses et de mères soumises aux diktats d’une société patriarcale. L’idéologie dominante préconisait une distinction stricte entre les sphères publiques et privées, reléguant les femmes à la maison tandis que les hommes assumaient les responsabilités politiques et économiques. Le corset, emblème de cette époque, illustre parfaitement cette ambivalence. Il incarne à la fois la contrainte physique, étouffant la liberté de mouvement, et l’affirmation d’une féminité assumée, voire exaltée.
Dans la littérature steampunk, le corset devient souvent un symbole revisité : loin d’être une simple entrave, il se mue en outil d’émancipation. Certaines héroïnes en font un atout, le garnissant de lames dissimulées ou de gadgets mécaniques, détournant ainsi son usage pour mieux s’adapter à leur quête d’indépendance. Dans Soulless de Gail Carriger, Alexia Tarabotti, dotée d’un caractère bien trempé et d’une indépendance farouche, incarne cette dualité entre apparente conformité et affranchissement subtil. En dépit des conventions, elle impose sa volonté et s’affirme dans un monde dominé par les hommes, tout en conservant une allure en accord avec l’esthétique steampunk.
Si le steampunk aime les inventeurs de génie et les aventuriers sans peur, il offre également aux personnages féminins un terrain d’expression singulier. Bien loin des démurées jeunes filles de l’époque victorienne, les protagonistes féminines du genre excellent dans les sciences et les arts mécaniques, manièrent des armes sophistiquées et parcourent le monde à bord de dirigeables fumants. Elles incarnent une modernité qui remet en question les structures patriarcales et réclament un espace à elles.
Ainsi, dans La Dame aux Artifices de Shelley Adina, l’héroïne Claire Trevelyan, issue de l’aristocratie, refuse le destin tout tracé qui l’attend et préfère s’initier aux mystères de la mécanique. Son parcours est emblématique d’une tendance forte du steampunk : celui de redonner aux femmes une place active, en dépit des normes sociales rétrogrades.
Loin d’être uniquement des figures d’exception, ces héroïnes trouvent également leur place en tant qu’espionnes, aviatrices ou contrebandières. Dans The Bullet-Catcher’s Daughter de Rod Duncan, Elizabeth Barnabus incarne cette hybridité entre rôles masculins et féminins en usurpant l’identité de son propre frère pour survivre dans une société impitoyable. Elle illustre ainsi la nécessité pour les femmes steampunk de contourner les règles pour exister pleinement.
Parmi les archétypes récurrents du steampunk, l’ingénieuse tient une place particulière. Elle est la scientifique, la mécanicienne, l’inventrice dont les créations repoussent les limites de la science et de la technologie. Contrairement aux figures traditionnelles de la féminité passive, elle est motrice de l’intrigue, utilisant son intelligence et son savoir-faire pour façonner son propre destin. Un exemple emblématique se trouve dans le personnage d’Adelaide McKee, héroïne de Le Mystère du drake mécaniste de Lilith Saintcrow, une femme dotée de capacités exceptionnelles en magie et en science, travaillant dans un monde où les femmes sont souvent sous-estimées.
L’autre figure incontournable est celle de l’aventurière. Héritière des exploratrices et espionnes du XIXe siècle, elle parcourt les cieux en dirigeable, combat des ennemis redoutables et résout des mystères avec une audace qui défie les conventions de son époque. L’héroïne de Boneshaker de Cherie Priest, Briar Wilkes, incarne parfaitement cette liberté d’action : veuve d’un inventeur maudit, elle brave un Seattle envahi par des zombies et des gangs armés pour retrouver son fils. Son parcours est un modèle de résilience et de courage, illustrant l’idée que les femmes peuvent être des figures centrales de l’aventure sans se conformer aux attentes sociétales traditionnelles.
Malgré l’indépendance qu’elles affichent, les héroïnes steampunk n’en restent pas moins souvent attachées à une certaine idéalisation romantique. L’amour, loin d’être un écueil, devient un moteur de quête personnelle, mais aussi un terrain de négociation entre conformisme et affranchissement. Les romances steampunk mettent en scène des relations où l’attirance mutuelle s’accompagne d’un respect réciproque, souvent teinté d’un brin de provocation et d’une remise en question des conventions sociales.
L’exemple d’Amelia Peabody, dans la saga de Elizabeth Peters, bien que relevant davantage du roman d’aventure que du steampunk stricto sensu, est éloquent. Archéologue au tempérament bien trempé, elle impose ses idées face à un monde masculin tout en cultivant une relation délicieusement épicée avec son époux, Radcliffe Emerson. Le steampunk, dans cette optique, offre aux femmes la possibilité d’aimer sans se renier.
L’essor du steampunk dans la culture populaire a également permis de redéfinir la place des femmes dans la fiction contemporaine. En proposant des personnages qui allient intelligence, courage et sensualité, ce genre a inspiré de nombreux autres sous-genres de la science-fiction et de la fantasy. Loin de se limiter à la période victorienne revisitée, les valeurs portées par ces héroïnes se retrouvent dans des univers variés, du cyberpunk aux dystopies modernes. Ainsi, des figures comme Cinder, dans Chroniques Lunaires de Marissa Meyer, réinterprètent ce mélange entre mécanique et féminité dans un contexte futuriste, prouvant que l’esprit du steampunk dépasse les simples engrenages et les cuivres rutilants.
Si l’imagerie steampunk joue sur les atours du féminin traditionnel – robes à tournure, corsets, dentelles et chapeaux – elle les associe souvent à des éléments typiquement masculins : holsters, lunettes de soudeur, outils et armes. Ce mélange crée un contraste saisissant entre conformité apparente et rébellion assumée. Le corset, autrefois symbole d’oppression, devient ainsi un atout, une armure que les héroïnes portent avec fierté.
D’ailleurs, les rôles genrés sont souvent réinterrogés dans le steampunk. Certains romans mettent en scène des femmes travesties en hommes pour accéder à des professions interdites, tandis que d’autres créent des sociétés où les règles du patriarcat n’ont plus cours. C’est le cas de The Clockwork Century, où les femmes occupent des postes d’influence et manient les armes avec autant d’aisance que leurs homologues masculins.
Si le steampunk offre des héroïnes fortes, il est aussi un terrain propice à une critique sociale plus large. Derrière ses aventures exaltantes, il pose la question de la place des femmes dans la société et des contraintes qui leur sont imposées. Nombre d’auteurs steampunk jouent ainsi avec les limites de la véracité historique pour proposer des uchronies dans lesquelles les femmes ne sont plus de simples figurantes, mais bien des actrices de leur destin.
Les figures féminines dans la littérature steampunk oscillent entre respect des codes et transgression audacieuse. Leur force réside dans leur capacité à détourner les carcans de leur époque pour mieux s’en affranchir, sans renier leur féminité. Ces héroïnes en crinoline, armées d’esprit et d’ingéniosité, réinterprètent les règles du jeu et ouvrent la voie à une fiction où la vapeur n’est pas la seule force motrice : celle de l’émancipation en est une tout aussi puissante.
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