Publié le mardi 18 mars 2025 dans « Auto-édition »
Il fut un temps où l’auto-édition brillait d’un éclat insoupçonné. Amazon, en démocratisant l’accès au lectorat mondial, avait fait naître des vocations, des succès fulgurants, des destins littéraires façonnés en dehors des cercles éditoriaux traditionnels. Les plumes anonymes trouvaient un écho ; les auteurs indépendants, une revanche. Kindle Direct Publishing (KDP) était un sanctuaire, une promesse d’émancipation littéraire. Pour la première fois, quiconque possédait un talent, une histoire à raconter, pouvait se frayer un chemin vers son public sans passer sous les fourches caudines des maisons d’édition. Mais aujourd’hui, ce rêve d’encre et de pixels s’effrite sous le poids d’un changement de paradigme brutal. L’euphorie des premières années s’estompe, laissant place à une réalité plus incertaine et plus cruelle : un marché saturé, des ventes en chute libre et un désintérêt progressif du lectorat.
Le constat est sans appel : la chute des ventes et des lectures via Kindle Unlimited (KU) et Kindle Owners’ Lending Library (KOLL) est devenue une réalité amère pour nombre d’écrivains indépendants. Ce marasme, loin d’être le fruit du hasard, trouve ses racines dans plusieurs bouleversements d’envergure : un rejet grandissant des figures incarnant Amazon, la montée en puissance de l’intelligence artificielle, et une saturation progressive du marché. Autant de facteurs qui, individuellement et combinés, érodent la rentabilité de l’auto-édition sur la plateforme autrefois considérée comme un eldorado.
À une époque où les débats idéologiques se cristallisent et où l’opinion publique est plus polarisée que jamais, les répercussions sur l’économie du livre ne sont pas neutres. Amazon, mastodonte du commerce en ligne et de l’auto-édition, traîne derrière lui une image controversée. Son fondateur, Jeff Bezos, incarne pour certains l’ogre capitaliste, l’artisan d’une machine tentaculaire écrasant les libraires, piétinant les travailleurs sous un modèle économique sans état d’âme. Les accusations de traitement inhumain des employés dans les entrepôts, les stratégies fiscales d’optimisation qui privent certains pays de précieuses recettes, ou encore l’obsession de la rentabilité à tout prix, ont fini par ternir l’image du géant de Seattle.
Parallèlement, la figure de Donald Trump, avec ses outrances et son omniprésence médiatique, continue de diviser. Or, une partie du lectorat voit dans Amazon un symbole du pouvoir sans frein des élites économiques, dans une Amérique fracturée entre ses valeurs progressistes et conservatrices. L’antagonisme public entre Trump et Bezos, qui s’est manifesté à travers des attaques répétées du président contre le Washington Post, propriété de Bezos, a accentué cette perception. Certains lecteurs boudent la plateforme par principe, refusant d’alimenter l’empire Bezos, jugé trop puissant, trop invasif. Ce boycott, bien que discret, se ressent progressivement dans les chiffres de vente, notamment pour les auteurs qui dépendent du programme KDP.
Ce climat d’hostilité diffuse se traduit par une désaffection progressive des livres disponibles sur KDP. Une frange du lectorat préfère se tourner vers des alternatives, vers des maisons d’édition perçues comme plus humaines, voire vers des circuits indépendants renaissants, à l’instar de l’auto-édition sur des plateformes plus modestes ou la résurgence du livre papier en librairie. En d’autres termes, le modèle Amazon, autrefois considéré comme l’unique voie de la modernité, est de plus en plus remis en question.
Mais si le spectre de Jeff Bezos plane sur l’auto-édition, une autre ombre, plus insidieuse, s’étend sur le marché du livre numérique : celle de l’intelligence artificielle. À mesure que les algorithmes s’affinent, que les IA génératives deviennent capables de rédiger en un instant ce que l’écrivain peine à composer en des mois de labeur, le marché se transforme en une arène impitoyable. Les outils comme ChatGPT, Bard ou Claude permettent désormais de créer du contenu littéraire en quelques secondes, brouillant les frontières entre l’œuvre humaine et la production automatisée.
D’innombrables œuvres issues de l’intelligence artificielle inondent désormais Kindle Direct Publishing. Des « romans » générés à la chaîne, des essais, des guides pratiques, tous façonnés par des IA entraînées à imiter le style humain, submergent la plateforme. Ces textes, souvent sans âme, sont conçus pour exploiter les tendances du marché et maximiser les revenus sans effort humain réel. Les lecteurs, noyés sous cette avalanche, peinent à discerner le grain de l’ivraie. Pourquoi acheter un livre dont on soupçonne qu’il a été écrit en une fraction de seconde par un programme ?
Ce phénomène exacerbe la chute des ventes des auteurs humains, réduits à l’anonymat dans cette marée algorithmique. Ceux qui hier encore bénéficiaient d’une certaine visibilité sont aujourd’hui engloutis sous un flot ininterrompu de publications automatiques, d’œuvres produites sans passion ni sueur, mais avec une efficacité froide et implacable. L’intelligence artificielle ne se contente pas d’écrire ; elle dicte les tendances, elle occulte les voix authentiques derrière un rideau de productions standardisées.
À cette déferlante artificielle s’ajoute un phénomène d’ordre plus structurel : la saturation pure et simple du marché. Kindle Direct Publishing a été, en un sens, victime de son propre succès. À force d’attirer de nouveaux auteurs, la plateforme est devenue un véritable champ de bataille où chaque écrivain lutte pour une parcelle de visibilité. Là où autrefois un auteur indépendant pouvait espérer émerger avec un minimum d’efforts promotionnels, aujourd’hui, il doit rivaliser avec des milliers d’autres, dont certains ne jouent pas avec les mêmes règles du jeu.
Le modèle Kindle Unlimited, qui rémunère les auteurs en fonction du nombre de pages lues, a longtemps permis aux écrivains indépendants de prospérer. Mais la multiplication exponentielle des titres a fragmenté le lectorat. Plus de livres, moins de lecteurs pour chacun. La mécanique se grippe. D’autant plus que les lecteurs eux-mêmes, saturés d’offres et de distractions, sont devenus plus volatils. Les plateformes de streaming, les réseaux sociaux, la consommation effrénée de contenus courts et immédiats ont façonné de nouvelles habitudes.
Face à ce paysage sombre, l’auto-édition est-elle condamnée ? Peut-être pas. Certains auteurs commencent à prendre le contre-pied de cette déferlante en se recentrant sur leur lectorat fidèle, en construisant des communautés autour de leurs œuvres. Le retour à l’édition papier, les campagnes de financement participatif, l’auto-diffusion sur des sites indépendants sont autant de pistes explorées par ceux qui refusent de sombrer dans l’anonymat numérique.
Le défi est de taille, mais l’histoire littéraire a prouvé à maintes reprises que l’écrivain survit aux révolutions technologiques. L’auto-édition a encore de beaux jours devant elle, à condition d’apprendre à naviguer dans ce nouvel océan, où la tempête numérique fait rage, où les récifs de l’intelligence artificielle menacent, mais où, au loin, luit encore l’espoir d’un rivage.
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Milanda Posté le jeudi 20 mars 2025 à 11:37:13 Le même phénomème que pour la musique: de la qualité, nous sommes passé à l’industrialisation et aux bouses immondes que diffusent les radios à longueur de journée. Malheureusement, nombre d’auteurs écrivent des histoires inintéressantes et mal ficelées, ce qui nuit aux 5 ou 10 % de vrais talents qui sont perdus dans la masse, tout comme il y a de bons chanteurs/compositeurs qui n’auront jamais de succès. | |
Laurie Posté le mercredi 19 mars 2025 à 08:08:17 Excellente réflexion. | |
Catarina Viti Posté le mardi 18 mars 2025 à 12:45:50 Depuis 3 ou 4 ans, je prévois l'arrivée de l'autoédition (telle que pratiquée jusque-là) sur un plateau, avant la décrue. Diriez-vous que nous sommes arrivés à ce point ? Pour ma part, je pense que oui, et ce n'est la "faute à personne" : simplement l'auto-étouffement d'une pratique non compensée par une offre vraiment différente. |
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