Publié le samedi 31 mai 2025 dans « Écrire un roman »
Écrire un roman est, par essence, un acte d’incarnation : l’auteur ou l’autrice s’abandonne à la peau d’autrui, se glisse dans des voix étrangères, entend des battements de cœur autres que les siens. Parmi ces mille incarnations possibles, celle de la perspective féminine demeure un territoire à la fois riche, exigeant et parfois semé d’écueils pour qui ne l’aborde pas avec respect, sensibilité et une conscience aiguë des réalités qu’elle recouvre. Qu’il s’agisse d’un écrivain ou d’une écrivaine, adopter la perspective féminine demande bien plus que de simples artifices de narration : c’est une plongée dans une conscience du monde façonnée par une histoire, des luttes, des regards croisés, souvent biaisés.
Écrire sous une perspective féminine ne signifie pas uniquement donner la parole à un personnage principal qui est une femme. Cela implique de modeler le récit selon une expérience du monde profondément influencée par les réalités sociales, culturelles, biologiques et politiques que vivent les femmes. C’est un prisme, une manière d’appréhender l’espace, le pouvoir, la relation à soi et aux autres, qui diffère de celle traditionnellement véhiculée par une narration masculine.
La perspective féminine s’inscrit souvent dans une dialectique du dedans et du dehors : elle interroge les limites imposées par la société, mais aussi les conflits intérieurs, la quête d’identité, le corps comme territoire de lutte ou d’appropriation. Elle n’est pas monolithique – car il y a autant de perspectives féminines qu’il y a de femmes – mais elle partage un socle commun : celui d’une vision du monde modelée par une histoire d’invisibilisation, de revendication, de résilience.
La voix est le premier vecteur de la perspective. En littérature, elle ne se résume pas à un ton, mais s’étend au rythme de la pensée, à l’économie du silence, à la texture de la langue. Pour approcher une voix féminine, il faut prêter attention à la manière dont les émotions surgissent, sont contenues ou transformées. La parole féminine, longtemps marginalisée, s’est souvent tissée dans les interstices : dans les lettres non envoyées, les journaux intimes, les pensées tues.
Virginia Woolf, dans Une chambre à soi, évoquait cette chambre intérieure nécessaire à l’émergence d’une voix féminine autonome. C’est là, dans cette chambre métaphorique, que s’écrit une pensée du monde qui ne se contente pas d’imiter, mais qui façonne une parole propre, souvent introspective, parfois polyphonique. L’auteur·e qui cherche à écrire un roman sous cette perspective devra donc accorder une grande importance aux sensations, aux micro-événements, aux doutes et à la manière dont le silence agit comme une force narrative.
Il est difficile de penser une perspective féminine sans considérer le corps comme un territoire narratif. Car depuis toujours, le corps des femmes est raconté, normé, scruté – souvent par des voix extérieures. Lui redonner sa parole, sa subjectivité, c’est lui rendre sa dignité de lieu de vie, de désir, de douleur et de transformation.
Qu’il s’agisse de la puberté, de la maternité, du vieillissement, de la maladie ou de la sexualité, ces expériences corporelles sont rarement neutres. Elles s’accompagnent de discours, de jugements, de stigmates. Le roman qui épouse une perspective féminine peut explorer ces états avec honnêteté, dans leur ambivalence même, sans fétichisation ni caricature. Il ne s’agit pas d’un simple inventaire biologique, mais d’un questionnement : comment une femme vit-elle son corps dans une société qui le dérobe sans cesse à sa maîtrise ? Que signifie habiter un corps féminin dans un monde de regards ?
La littérature a longtemps été façonnée par le male gaze, ce regard masculin qui filtre la réalité selon des désirs, des peurs et des représentations masculines. Écrire sous une perspective féminine, c’est déconstruire ce regard pour en proposer un autre : plus empathique, plus intérieur, souvent plus complexe.
Ce regard ne cherche pas à plaire ni à séduire. Il observe, analyse, doute. Il ne craint pas de montrer les failles, les contradictions, les recoins obscurs de l’âme. Là où le regard masculin, dans une certaine tradition littéraire, tendait à idéaliser ou sexualiser, le regard féminin revendique la vérité dans sa nudité. Il peut même retourner les rôles, observer l’homme, non pour l’objectiver, mais pour l’interroger à son tour.
Un auteur ou une autrice qui veut adopter ce regard doit questionner sa propre position. Écrit-il/elle depuis une position de surplomb ou d’écoute ? Imprègne-t-il/elle son récit de stéréotypes inconscients ? Prête-t-il/elle attention à la façon dont les autres personnages perçoivent l’héroïne ? Le regard féminin n’est pas uniquement dans ce qui est dit, mais dans ce qui est vu, suggéré, tu, révélé.
Un autre aspect fondamental de la perspective féminine est la manière dont les relations sont tissées dans le récit. L’amitié féminine, longtemps reléguée à l’arrière-plan des intrigues romantiques, mérite une place centrale. Elle peut être un lieu de soutien, de révolte, de complicité silencieuse. Mais elle n’est pas exempte de rivalités, d’ambiguïtés, de fractures. La perspective féminine explore ces dynamiques avec une finesse qui échappe aux codes binaires.
Les relations amoureuses aussi gagnent en complexité : l’amour n’est plus un aboutissement, mais un champ de tension entre désir, liberté, compromis et reconnaissance. L’autrice Elena Ferrante, dans sa tétralogie napolitaine, donne à voir cette mosaïque relationnelle avec une justesse implacable : on y trouve la violence, le manque, la passion, l’amitié, l’envie, le sacrifice – tous les paradoxes d’une expérience féminine incarnée.
Écrire sous une perspective féminine suppose de résister à la tentation du cliché. La femme fatale, la mère sacrificielle, la jeune ingénue ou la vieille acariâtre sont autant de figures réductrices qui continuent d’infuser certains récits. Loin d’enrichir la fiction, ces stéréotypes appauvrissent la représentation de la diversité féminine.
Un bon roman féminin – ou féministe – ne se contente pas d’inverser les rôles ni de placer des femmes dans des fonctions traditionnellement masculines. Il interroge la structure même du récit : qui a le droit de parler ? Quelles histoires valent la peine d’être racontées ? Quelles voix restent encore étouffées ? Il ne s’agit pas d’instrumentaliser la perspective féminine pour des effets de mode, mais de l’habiter sincèrement.
Enfin, écrire sous une perspective féminine suppose d’abord de lire. Lire les femmes. Lire celles qui ont écrit malgré l’adversité, celles qui ont inventé de nouvelles formes, de nouvelles voix. Annie Ernaux, Marguerite Duras, Toni Morrison, Chimamanda Ngozi Adichie, Audre Lorde, Rachel Cusk, Nawal El Saadawi… leurs œuvres sont des boussoles. Elles montrent les chemins multiples qu’emprunte l’expérience féminine. Elles offrent des récits où la femme n’est pas un objet d’étude, mais le sujet de sa propre histoire.
Lire, c’est aussi se confronter à ses ignorances, à ses préjugés. C’est apprendre à écouter sans interrompre. À percevoir ce qui échappe au regard pressé. C’est comprendre que la perspective féminine ne se donne pas comme un décor, mais comme un monde à arpenter, avec humilité.
Écrire un roman sous une perspective féminine, ce n’est pas revêtir un costume d’emprunt. C’est s’engager dans une démarche d’écoute, d’attention, de remise en question. C’est accepter de s’effacer un instant pour laisser émerger d’autres voix, d’autres vérités. C’est une entreprise littéraire exigeante, mais profondément nécessaire.
Dans une époque où les récits féminins gagnent en visibilité, l’auteur·e qui choisit cette voie doit le faire avec respect et authenticité. Non pour surfer sur une vague, mais pour contribuer à l’élargissement du champ littéraire. Car chaque voix féminine entendue est une brèche ouverte dans le silence de l’Histoire. Et dans cette brèche, un roman peut naître – incandescent, fragile, indélébile.
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Nadine Posté le samedi 31 mai 2025 à 08:07:00 En tant que femme écrivaine, j’aime cette idée d’écriture féminine et j’aime lire et m’inspirer de femmes autrices. |
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